La mauvaise traduction du titre « donnant donnant » du best seller « Give and Take » du désormais célèbre Adam Grant, professeur à l’Université de Pennsylanie et expert de la psychologie des organisations, fait fâcheusement écho à l’expression « win win » tellement utilisée que plus personne n’y croit ! Et pourtant, l’ouvrage d’Adam Grant appuie par de nombreux exemples tirés d’études ou de ses missions de conseils auprès des plus grandes entreprises US, une théorie psychologique très facilement transposable à tous les domaines où la réciprocité fait la loi: l’entreprise, le couple, les jeux, la politique, la finance…. Qu’explique-t-il ?

Sans définir de catégories totalement exclusives, Grant présente trois profils dominants de réciprocité dans les comportements humains :
« Le preneur se caractérise par le fait qu’il aime obtenir plus qu’il ne donne. Il fait pencher la balance de la réciprocité en sa faveur et fait passer son propre intérêt avant les besoins d’autrui. Il croit que le monde est une arène où il doit être le meilleur pour réussir.
Afin de prouver sa compétence, il fait son autopromotion et cherche à s’attribuer tout le mérite du moindre effort. En général, il n’est ni cruel ni impitoyable, mais simplement prudent et auto-protecteur. « Si je ne veille pas à mes intérêts, pense-t-il, personne ne le fera à ma place. »
Au contraire, le donneur, est une espèce assez rare dans le monde du travail. Il fait pencher la balance de la réciprocité en faveur d’autrui, car il préfère donner plus que ce qu’il n’obtient. Là où le premier, centré sur lui-même, évalue ce qu’autrui peut lui apporter, le donneur, centré sur autrui, se préoccupe d’avantage des besoins des autres et de ce qu’il peut leur apporter.
L’échangeur agit en fonction d’un principe d’équité : Lorsqu’il aide autrui, il se protège en cherchant à ce qu’on lui rende la pareille. »
Il est aisé d’identifier parmi nos entourages qui est plutôt donneur, échangeur ou preneur. Et il apparaît également évident que le type de réciprocité (professionnelle, amicale ou amoureuse) soit susceptible d’influer sur l’émergence d’un caractère plutôt qu’un autre.

Là , où l’ouvrage de Grant devient intéressant, c’est lorsqu’il constate un lien entre la réussite d’un individu et son profil de preneur, échangeur ou donneur.
Les donneurs occupent, selon lui, systématiquement le bas de l’échelle. Dans les milieux professionnels ou scolaires sur lesquels Grant s’est penché, ceux qui réussissent le moins sont toujours des profils qui privilégient les autres aux dépens de leur propre succès !
Et la question venant juste après : alors qui occupe le sommet ? Ni les preneurs, ni les échangeurs ! Ce sont aussi les donneurs ! Dans tous les contextes étudiés par Grant, ceux qui se montrent exemplaires dans l’altruisme, favorisent le résultat de l’équipe, du partenaire, voire même parfois de l’adversaire, sans exigence de contrepartie immédiate, sont ceux qui sont les plus productifs et s’attirent au final le plus de succès.
Grant multiplie les exemples dans son livre afin d’appuyer sa thèse, dont à vrai dire seuls les preneurs et les échangeurs sont susceptibles de douter, et afin d’expliquer la différence entre les donneurs du bas et ceux du haut de l’échelle. A la différence des premiers, ceux du haut seraient, eux, conscients qu’ils cohabitent avec des preneurs et des échangeurs. Ils construiraient leurs victoires dans le temps, capitalisant sans calcul court-termiste la bienveillance réciproque et sachant détecter les situations dans lesquelles ils sont susceptibles d’être définitivement perdant au profit des preneurs !

Jusque-là, et sans illustration, je ne fais que paraphraser la thèse de Grant. Mais là où la lecture devient encore plus intéressante (et il semblerait qu’il n’existe pas encore d’analyse de cet ouvrage à succès sous ce prisme), c’est dans sa confrontation à la Théorie des Jeux.
Dotée d’un outillage mathématique solide cette théorie, plutôt appliquée aujourd’hui dans le domaine de l’économie, et qui a par ailleurs permis à plusieurs de ses pionniers de décrocher 5 prix Nobel ces 20 dernières années, modélise et anticipe les choix des individus dans des situations d’interaction. Les modèles de jeux à somme nulle, à information complète ou incomplète, à coups uniques, répétés ou simultanés, collaboratifs ou non… l’arsenal logique proposé par la théorie des jeux permet bien souvent de deviner, dans les situations décrites par Grant, dans quels cas l’attitude du donneur peut s’avérer gagnante ou dangereuse.
Elle permet notamment de démontrer aisément que les situations de jeu à somme nulle, ceux où il y a perdant au profit d’un gagnant (un match de foot, un jeu d’échec) ne laisse aucune place au donneur. Il permet également de prouver aisément que le preneur court à sa perte dans le cas d’un jeu collaboratif à coups multiples, et que l’ordre des coups (ou des dons 😉 ) est déterminant dans la réussite de tel ou tel profil !
Je m’étonne, malgré le petit exemple mathématique fourni par Grant à la fin de son second chapitre, qu’aucun critique ne se soit encore risqué dans ce parallèle passionnant ! Je vous engage donc à le faire en lisant Grant à la suite du petit précis de Bernard Guerrien sur la Théorie des Jeux.

Et si vous souhaitez susciter chez deux enfants, collaborateurs ou amis un peu de curiosité sur ces concepts, posez leur le célèbre dilemme du prisonnier, tellement représentatif de situations courantes dans le monde du business : Vous êtes arrêtés par la police, suspectés de cambriolage, et interrogés séparément : Celui qui dénonce l’autre sans être dénoncé lui-même est libéré, laissant l’autre prendre 10 ans de prison ; si les deux se dénoncent mutuellement, chacun prend 5 ans de prison ; et si personne n’est dénoncé, chacun prendra 1 an. Quelle attitude choisissez-vous ?
Ce petit exercice effectué une fois et sans information sur le profil de l’autre laisse peu de doute sur le choix individualiste des participants. Le fait même d’annoncer qu’il aura lieu plusieurs fois et d’entrevoir le profil preneur ou donneur des joueurs rend la réflexion sur la confiance et la collaboration a priori bien plus intéressante

… et le sous-titre du livre de Grant « quand générosité et entreprise font bon ménage » encore plus évident !