Vernissage rue Charlot à Paris lundi. Rencontre d’un entrepreneur de 37 ans, que nous allons rebaptiser Tom. Il a construit en 8 ans un groupe qui fait aujourd’hui 62 M€ de CA.


Nous avons des amis en commun et quand je lui raconte mon métier, il me confie qu’il est en train de négocier une grosse transaction avec un fonds de private equity pour « réaliser » et sécuriser une (grosse) partie de sa fortune. Il m’explique longuement le montage (je ne suis pas un rapide) et plus on décortique, plus on découvre d’implications cachées dans l’opération.

L’opération est juteuse, elle implique « juste » un remboursement massif et régulier de la dette par des dividendes, et donc de mettre « en position de rentabilité l’entreprise ». Comprendre : limiter la R&D, les investissements (dont la formation des équipes) et donc la croissance futur, etc.

Tom confirme mes réserves en me racontant la réunion de son comité stratégique : un vieux monsieur avisé et plein de bon sens lui fait remarquer qu’après le montage, il aura certes « plus du capital, mais d’une société valant moins ». Effectivement, en poussant l’analyse (autant que la musique de Radical Face poussée à fond nous le permet) nous découvrons que l’opération cache aussi un effet de levier négatif, et pas seulement en termes de valorisation. Ce que mon grand-père à moi aurait appelé de la grande manipulation.

La financiarisation de la dynamique entrepreneuriale de Tom

– Une transformation implicite et définitive de sa relation aux autres dont il est difficile d’évaluer le coût réel : une bombe à retardement selon moi, ou « poison pill ». Notons qu’à ce stade, son comité de direction n’est pas encore au courant : Tom ne sait tout simplement pas comment leur présenter la chose.
– La perte de la joie d’être tous dans le même bateau et pour la première fois de sa vie, d’avoir une tribu à lui avec qui il partage une grande aventure humaine et entrepreneuriale.
– Quel coût pour son changement d’image d’industriel, de chef, en interne, et vis-à-vis de l’extérieur ?
– « L’alignement » de ses intérêts avec ceux des financiers et non plus ceux de ses équipes. Ce qui n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux quand l’on est entrepreneur. L’optimisation de la performance financière est rarement celle de la performance globale et durable. (Et toujours se demander avant de signer si on leur confierait nos enfants les yeux fermés. Essayez de voir !)
– À la clé, son isolement dans son propre écosystème. On parle d’alignement : au prix de quels autres alignements perdus ?
– Sa désensibilisation au risque : un changement majeur de paradigme dont le coût réel n’est pas intégré à l’équation.
– Etc.
Et tout cela pour encaisser un énorme tas d’or qui devrait lui faire perdre aussi ses amis parce que, comme disait aussi mon grand-père : « l’argent à haute dose rend con ! ».

Cette « séance » improvisée tourne court quand ma femme m’attrape par le col pour me plonger dans un délicieux bain de couleurs : l’expo. Mais quelle bonne soirée ! Après l’analyse de l’inconscient des organisations de l’excellent Didier Toussaint – auteur de Renault ou l’inconscient d’une entreprise, L’inconscient de la FNAC, Le génie de Danone et surtout Psychanalyse de l’entreprise – l’analyse de l’inconscient des opérations de haut de bilan ?
La réponse est oui, évidemment. Des équipes spécialisées, complémentaires et ultras motivées s’organisent. Tom n’a absolument pas pris le temps d’analyser l’intégralité des implications pour les parties prenantes avant de prendre sa décision. Depuis notre discussion, il a d’ailleurs, d’après ce que j’en sais, sérieusement remis en cause les modalités de la transaction.

Sous peine de continuer à perdre du temps et (beaucoup) d’argent, le capital-investissement doit donc ouvrir son écosystème à de nouvelles compétences pour donner du sens à l’action et décrypter les conditions de l’échange : ce que chacun donne et ce que chacun reçoit, réellement. Choisir implique d’assumer des renoncements. Il est indispensable pour la réussite collective d’un projet de les faire en conscience. Sinon c’est vol.

– Dans une opération de haut de bilan, qu’en est-il de la qualification/quantification pertinente du besoin en financement de l’organisation ?
– Qu’en est-il de l’identification et de la prise en compte des motivations et contraintes des parties prenantes ?
– Quelle analyse des besoins actuels et futurs en fonction des étapes de développement de l’entreprise ?
– Quelle règles, mécanismes et gouvernance formaliser pour garantir la croissance globale ?

Le private equity solidaire est en marche. Sa responsabilité sociale ne porte pas tant sur la nature des cibles d’investissement (réinsertion, handicap, etc.) que sur la façon de faire le travail : mieux comprendre pour mieux accompagner les équipes de direction. Gageons que le changement viendra d’esprits entreprenants, conscients que l’argent confié implique de grandes responsabilités.