Matthieu Langeard réfléchit aujourd’hui sur le profil psychologique de l’entrepreneur. Selon lui, la qualification d’entrepreneur se fonde sur trois notions fondamentales :
– Le talent
– Le potentiel
– Le rapport au risque


Quels sont les critères pour analyser ces trois points ? Quel est le fondement psychologique de l’entrepreneur ? Avant de commencer à répondre à cette question, notons que nous faisons abstraction de l’environnement culturel de l’individu. Nous considérons ici l’entrepreneur comme une personne riche d’une histoire personnelle et unique. Nous ne le considérons pas comme un être réagissant mécaniquement à telle ou telle caractéristique nationale.

Les cycles de vie

En premier lieu, il est essentiel pour essayer de répondre à ces questions de faire un retour sur les grands mythes et leurs représentations qui structurent la pensée. La vie d’un homme selon Joseph Campbell, anthropologue américain, célèbre pour son travail dans les domaines de la mythologie et des religions comparées, se structure en trois étapes :

– Le départ
– L’initiation
– Le retour, le flanc descendant de sa vie

Avant 40 ans, c’est toute la phase de jeunesse. L’être humain travaille à s’adapter au monde extérieur. Il rêve de son destin. Il envisage souvent de fonder une famille. Il vit projeté dans l’avenir et vers l’extérieur (le départ). La sanction sociale est pour lui essentielle. Il se projette comme un héros qui doit accomplir de grands exploits. C’est notamment dans cette tranche d’âge qu’on retrouve le plus d’entrepreneurs.

Vient alors l’initiation qui se vit comme une crise au milieu de sa vie. Puis le retour, il s’agit d’un recentrage sur sa vie intérieure qui dure jusqu’à la maturité. Le temps est selon Campbell l’épreuve majeure à laquelle l’Homme est confrontée. Elle draine avec elle son lot de succès et d’échecs et coule inexorablement. « Le temps est la préoccupation la plus profonde et la plus tragique des êtres humains; on peut même dire : la seule tragique. Toutes les tragédies que l’on peut imaginer reviennent à une seule et unique tragédie : l’écoulement du temps. » (Simone Weil)

L’enjeu de chacun est donc de choisir entre laisser le temps s’écouler ou bien de remplir le temps, son temps. On retrouve là deux bornes extrêmes analogues à ce que nous décrivions plus haut sur la comparaison entre le modèle américain et le modèle européen.

Le mythe nous donne une illustration de cette vie en trois étape à travers la figure du héros.

Le héros évolue dans un espace : jeune, il quitte ses parents et part à la conquête de nouveaux territoires. Durant ses conquêtes, il est confronté à de nombreux obstacles et épreuves. Il réalise de grands voyages à l’instar d’Ulysse. Puis il rentre chez lui où l’attendent ses proches, couverts de la gloire de ses exploits. Il se met alors au service de la communauté régnant sur son royaume en sage, soucieux du bien commun. On voit à travers ces trois temps un conflit entre communauté et individualité qui s’apaise à la suite de tout un cheminement.

Analogiquement, l’homme évolue dans un espace qui est le temps. Il quitte sa jeunesse à l’assaut du monde et se recentre sur son cercle proche. Quittant sa jeunesse, il défie l’autorité tuant son père tel Œdipe. Il choisit son destin dans les premiers grands choix qu’il pose. Il dessine l’horizon de sa vie dans les rêves de conquête qu’il nourrit, allant du conformisme, confort de la norme sociale, pour s’assurer une estime de soi à travers le regard des autres. Puis vient le temps de la crise, de krisis en grec signifiant choix, pour opérer un tournant vers un recul vis à vis de la norme sociale.

L’homme à cet instant prend conscience qu’il est le véritable auteur de son propre destin et que l’enjeu ne se situe non plus à l’extérieur de lui mais à l’intérieur. Il passe alors du collectif à l’individuel. Il refuse de constater l’écoulement absurde du temps vide et de se contenter de l’approbation de la communauté. Elevé au sein d’une fratrie, il était plongé dans un monde communautaire. Quittant sa famille, il opère un recentrage sur lui-même. Non pas tant dans une perspective égoïste et égocentrique qu’égocentrée. C’est l’Homme seul, libre, en face du Sphynx qui accepte sa propre mortalité et donc défiant le Spynx défit sa propre mort.

« … Quel est donc cet homme pitoyable qui, dans sa vie, n’a jamais suivi son intuition – ‘bliss’ ? Sans doute peut-on remporter, dans ces conditions, un certain succès dans la vie… Mais alors, de quel genre de vie s’agit-il ? À quoi aura-t-elle servi si on n’est jamais parvenu à entreprendre ce à quoi, au plus profond de son être, on voulait se consacrer? Je disais souvent à mes étudiants : allez vers quoi votre être, votre corps et votre âme veulent aller. Lorsqu’on a un sentiment profond, une vision de ce qu’on doit faire, il faut s’y accrocher et ne laisser personne nous écarter de la voie. »

« En suivant son intuition, on se place automatiquement comme sur une voie tracée à l’avance, qui a toujours été là pour soi, et on est assuré de vivre exactement la vie qu’on devait vivre. Où qu’on soit, si on suit son intuition, on profite à tout moment d’un renouvellement de la vitalité intérieure. Suis ton intuition ! (…) Bien sûr, il faut aussi user de sa tête. Car le sentier est étroit et plein d’embûches. Un texte hindou le rappelle : « C’est un sentier périlleux – comme le ‘fil du rasoir’. » (Joseph Campbell).

Durant toute cette période de retour sur soi s’opère une véritable construction de l’individu par un parcours initiatique. C’est l’histoire de la conquête d’une existence entière et pleinement choisie qui commence avec le consentement libre de sa propre finitude.

Selon Matthieu Langeard, le cycle de vie de tout homme se fonde sur ces trois étapes, et ce même cycle est découpé par des cycles plus courts fonctionnant sur le même modèle, eux-mêmes composés de cycles toujours plus courts. Ces cycles traduisent donc des successions de périodes marquées par des forces créatives, ego-centrées, exo- centrées, plus ou moins fortes.

Compte tenu de ces éléments, quelle est la circonstance qui produit un entrepreneur ?

L’entrepreneur est un porteur de projet. Il fédère, il conduit, il voit, il porte dans ses tripes sa vision du monde, il est en somme avant tout un leader.

Le leader est un personnage singulier. Non pas un surhomme tel que le pensait Schumpeter mais en aucun cas il est un individu lambda. En ce sens, il faut considérer, à l’inverse des penseurs qui ont analysé la structure ou l’environnement économique, que la dynamique entrepreneuriale résulte non d’un ensemble de mesures politiques et économiques mais de la concordance d’apparitions d’individus leaders.

Quelles sont ses caractéristiques ?

Matthieu Langeard rappelle que le terme « leader » provient d’une même racine anglo-saxonne « laed » qui signifie chemin. Il faut en déduire que ce qui caractérise le leader, c’est d’être résolument tourné vers l’avenir. Il a une vision qu’il veut réaliser. On retrouve ici notre image du héros voyageur. Il ne peut donc pas être un voyageur-suiveur, (leadership vs. trailership) auquel cas il ne serait pas – positivement – ego-centré, en réalisation personnelle. Il serait plongé dans la communauté.

Non, c’est celui qui marche en tête et montre la route à ces compagnons. Il se projette comme un héros non pas tant pour les autres que pour lui-même, en train d’accomplir son destin. Sans ce recul vis-à-vis de la communauté, il ne saurait y avoir un véritable leader, sans quoi le porteur de projet serait bien trop sensible au regard des autres. Le leadership n’est donc pas inné, il est l’objet d’une maturation personnelle, d’une construction de son individualité, de ses valeurs ; il est une réalisation en devenir de soi.

Comment se définit un leader ?

La première caractéristique du leader est le « narcissisme positif ». Cela signifie entre autres qu’il est habité par une forte estime de soi. Il s’agit ici de veiller à ne pas confondre estime de soi avec égoïsme. Il est donc doté d’une solide confiance en lui et d’une volonté forte. Contrairement au narcissisme, concept en psychologie introduit par Freud, qui est un phénomène primaire, c’est-à-dire de l’ordre de l’inné ; le narcissisme positif est le fruit d’une trajectoire.

Il provient d’une lente construction d’une estime de soi. Cette forme de narcissisme diffère profondément du narcissisme primaire qui est selon la psychanalyse une fixation affective sur soi-même qui provoque de nombreux troubles. Tout au contraire, l’estime de soi n’exclut pas le sens du collectif. Il alimente le leader en confiance personnelle qui lui fournit une forte volonté et solidité pour garder le cap face aux périls liés à son épopée.

En d’autres termes, ils sont confiants dans leur succès dans lequel il se projette aisément. Ils surestiment leur chance de réussite, mais c’est déjà un facteur qui favorise réussite. Ils sont enthousiastes et, à leur mesure, veulent changer le monde. L’envers du décor est toujours le risque de l’isolement et d’une faible écoute des feed-backs. Ils ne sont parfois pas très réalistes, ce qui peut leur coûter cher.

Quand naît l’entrepreneur ?

On a dit précédemment que le leadership n’est pas un phénomène inné, la question est donc de savoir comment se fabrique ce leadership. Le leader se révèle à travers des circonstances et ces circonstances sont dans:

– l’engagement de vouloir poursuivre une quête
– l’affrontement aux obstacles qui se dressent face à lui.

Ce constat permet de situer notre entrepreneur à ce point précis. L’entrepreneur nait quand un individu, fort de tout un passé complexe et d’un parcours intérieur aboutit à un projet entrepreneurial. C’est donc le fruit du croisement entre une trajectoire de vie et un projet entrepreneurial. Ce porteur de projet est donc appuyé par une volonté inflexible de relever le défi et de porter loin son projet. Il le vit comme une quête de longue haleine dans laquelle il s’engage. Il est sûr de sa capacité à réussir et dans son ambition d’aboutir. Il est donc « temporalisé » ; il aura l’endurance et le charisme pour fédérer une équipe autour de lui.

En conclusion de cette réflexion autour des concepts de Matthieu Langeard nous pouvons dire qu’un entrepreneur ne se décrète pas par la volonté politique ou professorale ; c’est une disposition de l’être qui survient à la suite d’une lente maturation, souvent inconsciente. Autant un projet entrepreneurial peut pré-exister à cet état narcissique, et c’est souhaitable, autant l’entrepreneur n’a pas encore émergé. Cela ne signifie pas que ceux qui entreprennent jeunes et non armés d’une conscience de soi suffisante sont condamnés à l’échec. Mais les risques que leur projet ait une porté plus court-termiste – et que celui-ci ne s’inscrive que partiellement dans leur projet de vie – est grand. Or ce sont là des facteurs d’instabilité et de vulnérabilité.