Lu au Centre des jeunes dirigeants d’entreprises (CJD) le 19 novembre 2010 lors de la 5ème session du séminaire Finance for Entrepreneurs sur la dimension humaine en capital-investissement par Matthieu Langeard
Selon Amartya Sen, prix Nobel indien d’économie, le niveau d’évolution humaine d’une société se mesure à la liberté réelle qu’ont ses membres à être ou à faire ce qu’ils désirent. En d’autres termes, le niveau de développement d’une société peut se mesurer à sa capacité à générer des individus atypiques. Amartya Sen articule donc brillamment le paradoxe d’un système social favorable à ceux qui s’affranchissent de la norme banalisante des groupes pour vivre leur atypicité et s’engager fermement dans un processus d’évolution individuelle.
L’enjeu est au coeur de nombreuses traditions. Les porteurs de projets du Management Institute of Paris (MIP) que nous soutenons connaissent bien cette citation qui est la devise de leur école : « deviens qui tu es, fais ce que toi seul peut faire ». Ainsi parlait Zarathoustra, le prophète perse du conte de Nietzche. Selon Martin Buber, philosophe de la tradition hassidique, « avec chaque homme vient au monde quelque chose de nouveau qui n’a pas encore existé, quelque chose d’initial et d’unique. Ainsi devons-nous, chacun selon sa manière propre, établir (…) un service nouveau et faire non pas ce qui a été fait, mais ce qui est à faire. » (Le Chemin de l’homme)
La mythologie donne des indices à l’aventurier de l’entreprise de soi. Sa pédagogie de vie universelle utilise un modèle : le héros, ou l’héroïne, dont la trajectoire démarre par la remise en cause du statu quo, le parcours solitaire, et se termine, après les aventures initiatiques, par le service rendu aux siens, donc par la loyauté.
Aujourd’hui, les neurosciences confirment l’intérêt de l’atypicité du point de vue biologique : seul un être individuellement en mouvement se procure des sensations et ainsi s’informe sur son environnement et sur les effets de son action. C’est donc par son mouvement personnel – sa prise de risque -, que l’individu a accès à de l’information et des apprentissages. De plus, comme notre fonctionnement cognitif hiérarchise nos perceptions (il nous ouvre des horizons et en ferme d’autres) nous façonnons le monde dans lequel nous vivons. Inconsciemment nous structurons en bonne partie notre réalité.
D’où l’adage « ton attitude détermine ta réalité » ou encore « souris à la vie et la vie te sourira ». Nous comprenons alors pourquoi l’entrepreneur est plus performant s’il est libre d’agir, de tester, d’avancer par tâtonnement, de bricoler du provisoire en renouvellement permanent, s’il est libre aussi à l’égard du pouvoir normatif des groupes sociaux, donc s’il est atypique.
Comment alors faire « passer à l’échelle » une trajectoire individuelle ? Comment passer de l’entreprise de soi à cette créativité collective qu’est l’aventure entrepreneuriale ? Car pour réussir l’entrepreneur doit aussi avoir l’envie et les moyens de devenir un leader social, autrement dit un créateur de culture au sens de création de représentations de soi et du monde, et des valeurs, des comportements qui en découlent. Selon Yves Michel, le créatif culturel dépasse les « raisonnements déterministes pour rechercher d’autres moteurs de production et de développement ».
A sa mesure, par son savoir-être et son action il redonne « à l’humanité une nouvelle marge de liberté et ouvre l’éventail de ses choix dans la construction de son avenir » (Les créatifs culturels en France). Comment l’entrepreneur atypique réalise-t-il en lui un pôle d’assemblage innovant du réel ? Comment crée-t-il un monde hospitalier, dynamique et sensé pour lui et pour ceux qui l’accompagnent ?
Le rapport au jeu est la clé. Selon le Winnicott « jouer, c’est une expérience, une forme fondamentale de la vie. » « C’est en jouant, et seulement en jouant, que l’individu est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité tout entière. » C’est quand il est un petit enfant que l’individu initie cette stratégie de vie. Quand sa mère frustre sa toute-puissance de nourrisson par son absence, il utilise son doudou comme première espace de transition et de jeu ! Selon Winnicott, « Toute personne adulte conserve la faculté de jouer au sein d’un espace intermédiaire. C’est une aire neutre d’expérience située entre elle et la réalité.
L’acceptation de la réalité est une tâche sans fin que ces aires intermédiaires [les arts, les sciences, etc.] peuvent soulager. » Elles se situent « en ce lieu où [des espaces] de jeux se chevauchent (…). » « Qu’est-ce que la culture sinon plusieurs personnes « en train de jouer ensemble ? » « Jouer conduit à établir des relations de groupe. » (Jeu et réalité)
Malheureusement, les groupes humains disposent d’un outil puissant de dramatisation qui tend à nous faire perdre le rapport au jeu. Un outil de dissuasion, de rétorsion ou d’exclusion des candidats à l’atypicité. Plus que la peur, la honte nous assaille lorsque nous relâchons le lien à notre groupe de référence et lorsque nous nous rapprochons d’un nouveau groupe social. La honte est un outil de rigidification sociale, et une incitation à ce que chacun reste à sa place dans sa case, dans son type.
Ce sentiment est certes un facteur d’intégration et d’ancrage car il est bon de jouir d’une place bonne et limitée là où l’on est : la honte sanctionne utilement les restes toujours vivaces de notre toute-puissance infantile et nous aiguillonne pour plus d’intégration sociale. Pourtant le résultat est trop souvent déplorable : l’individu s’adapte, perd son originalité et sa créativité, et devient complice de la logique à la fois enfermante et excluante du groupe…
Alors, nous pouvons nous tourner vers les plus fragiles d’entre nous et apprendre d’eux. L’entrepreneur porteur d’un véritable handicap, physique ou social, est atypique malgré lui. Il sait viscéralement, selon Alexandre Jollien, que « suspendre la lutte, c’est risquer la chute. » (Le métier d’homme) Le jeune philosophe, qui a fait de son handicap un bienfait, considère que « les échecs créent des êtres sans cesse aux aguets. » « Pour qui se risque à renoncer aux illusions, la précarité même de la vie « risque » de devenir alors une source. » « Chaque minute portant l’empreinte secrète du tragique, de la mort toute proche, il conviendra de l’habiter, d’y placer force et joie.
Loin de terrasser, ce constat convie à une légèreté. Aucune naïveté, nulle insouciance dans cet état d’esprit pétri de profondeur. La légèreté fournit à l’apprenti du métier d’homme un outil bien précieux, une force inédite capable de dynamiter le monde. » Et pour l’auteur, « rencontrer devient dès lors l’occasion de façonner les outils pour forger une individualité », « l’homme ne se construit que dans la présence de l’autre. »
Finance for Entrepreneurs valorise donc les entrepreneurs atypiques. Nous faisons la promotion de la créativité, de l’épaisseur humaine et de trajectoires de vie intenses et singulières qui ne rentrent pas dans les cases mais donnent du sens à l’action. Nous sommes convaincus qu’il est souhaitable d’entreprendre grâce à ses vulnérabilités (visibles ou invisibles) : l’entrepreneuriat, l’innovation, c’est transformer le poison en élixir. Comme dit Maud Louvrier-Clerc, responsable de la recherche : « L’atypique qui reconnaît ses fragilités fait de sa manière de penser de façon « extra-ordinaire » un atout. Il créé un nouvel espace des possibles. »
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